Roadtrip – Semaine 4

Roadtrip – Semaine 4

Le Red Center – De Alice Spings à Uluru

L’avion entama sa descente vers Alice Springs. A travers le hublot, l’étendue infinie de sable orange, de rocailles et d’arbres secs nous rappella l’arrivée à Livingstone, Zambie. Remarquez, à 5°C près, les deux villes sont à la même latitude. A peine entrés dans le terminal de l’aéroport, nous fûmes accueillis, non pas par un bushman, mais par deux drag queen. Une platine DJ diffusait de la musique électronique dans la zone de collecte de bagages. Nous étions loin de la culture Aborigène! Mais ce weekend-là, les drag queen s’étaient données rendez-vous pour le festival Fab’Alice, clin d’oeil évident au film culte Priscilla, folle du désert dans lequel trois drag queen partent en voyage en car jusqu’à Alice Springs.

Egalement là pour nous accueillir: les mouches! Nous l’avions lu dans les livres mais la réalité s’imposa à nous dès les premiers pas sur le sol du Red Centre. Des petites mouches s’abattirent littéralement sur nous, se posant sur notre corps, rentrant dans nos narines, nos oreilles, notre bouche. Elles seraient apparues avec l’introduction du bétail il y a maintenant deux siècles. Au printemps et à l’été, elles sont des millions, suivant les troupeaux, se nourissant de leurs bouses et venant s’hydrater notamment dans la salive et la sueur des habitants et touristes. Les filets anti-mouches sont vendus à toutes les caisses des commerces et ce nouvel ornement qui paraitrait farfelu dans les rues de Paris, est tout à fait naturel (pour les hommes blancs!) dans les rues d’Alice Springs.

Ils avaient presque disparu depuis deux semaines mais nous les avons retrouvés partout dans les rues d’Alice Springs: les Aborigènes. On les croise dans les rues et beaucoup sont en groupe dans les parcs, profitant de l’ombre des arbres. La moitié marche pieds nus.

Jadis présents sur tout le territoire Australien, ils peuplent aujourd’hui principalement le Centre de l’Australie, le Nord et la côte Nord-Est du Queensland. A l’arrivée et l’installation des Européens, ils ont été progressivement dépossédés de leurs terres et repoussés vers les régions les plus difficiles, dans lesquels l’élevage et l’agriculture des Européens n’étaient que peu praticables. Ce pays, ils le connaissent par coeur, car ils y sont arrivés entre -40 000 et -50 000 ans, venant sans doute d’Asie du Sud-Est et de Nouvelle Guinée, alors qu’il n’était pas encore trop difficile de traverser jusqu’à l’Australie. Les eaux montèrent, l’Australie s’isola définitivement et ils devinrent ainsi la plus ancienne civilisation installée de manière non-interrompue dans une même région de la planète. Lorsque les Britanniques puis d’autres migrants Européens s’installèrent, ces derniers développèrent notamment l’élevage de grands troupeaux. Le besoin en terres et l’utilisation extensive des sols provoqua la colère des Aborigènes qui attaquèrent le bétail avec leurs lances. La répression fut immédiate et implacable. Des groupes paramilitaires furent créés pour sillonner le pays et mater toute rébellion par les armes. La domination blanche commença. Les Aborigènes furent d’abord utilisés comme guides par les explorateurs, partageant leur savoir ancestral et leur connaissance du territoire: les points d’eau, les lieux propices à l’installation d’habitation et d’exploitation. Puis, ils furent employés de force ou volontairement (mais n’ayant pas vraiment d’autres choix) dans les exploitations, contre une simple ration de nourriture mais sans salaire…contribuant ainsi à la rentabilité des exploitations. Pendant 100 ans, les enfants métis furent même pris à leurs parents et placés dans des orphelinats et missions religieuses afin de “purifier la race”, de mettre un terme à cette lignée de “sauvages”. On parle de “générations volées”. Le sujet est tabou et très peu évoqué publiquement.

Après plusieurs dizaines d’année de lutte, les Aborigènes se virent enfin reconnaître leur culture et petit-à-petit rétrocéder la propriété de certaines de leurs terres les plus importantes, car sacrées notamment.

L’art Aborigène devint l’expression la plus évidente de leur civilisation unique et se développa notamment dans les années 1970 où les artistes commencèrent à peindre sur des supports pérennes…et vendables. Petit à petit, ils regagnent leurs droits et leur fierté.

Aborigène ou Européen, vivre dans l’outback Australien est une véritable prouesse. L’accès aux services les plus élémentaires de nos sociétés modernes comme l’éducation ou la médecine y est particulièrement difficile. Un fermier blessé sur son exploitation peut ainsi attendre plusieurs jours avant d’être pris en charge et soigné.

Dans les années 1920, le révérend John Flynn créa le Royal Flying Doctor Service, utilisant les prémices de la radio-transmission et de l’aviation pour permettre la prise en charge des malades et blessés sur tout le territoire australien, leur apporter un diagnostic médical à distance et si nécessaire organiser le déplacement des infirmiers et médecins et le rapatriement vers les centres médicaux. L’adjectif “Royal” fut ajouté ultèrieurement, symbolisant le soutien de la Reine d’Angleterre pour ce service utile à ses sujets les plus isolés. Aujourd’hui, le RFDS possède une vingtaine de stations et près de 70 avions. Il fait partie du quotidien des Australiens.

S’inspirant du RFDS, la School of the Air, fut également créée pour assurer la scolarité à distance de tous les élèves isolés. D’abord par radio, puis par Internet aujourd’hui.

Après l’antarticque, l’Australie est le continent le plus sec du monde. 35% de sa surface est classée comme désert et 70% est aride ou semi-aride. Le relief Australien est globalement très plat, mise à part le Great Dividing Range qui longe toute la côte Est australienne du Nord au Sud et se forma suite à la collision avec ce qui devait devenir l’Amérique du Sud et la Nouvelle Zélande. Sa localisation au centre d’une plaque tectonique expliquerait son relief majoritairement plat. En divers endroits des plateaux et parfois des élévations se sont formés principalement par les phénomènes d’érosion, le vent et la pluie balayant ses grands espaces.

C’est dans ces grands espaces que nous nous sommes élancés depuis Alice Springs pour rejoindre le King’s Canyon. Le paysage s’étend à perte de vue. Si le sable est d’un orange soutenu comme nous l’avons vu depuis l’avion, la végétation est fournie et les arbustes et arbres étonnament nombreux. Il faut prendre ses précautions, les stations service sont parfois éloignées de 200km. Contrairement à ce que l’on nous avait annoncé, peu de cadavres de kangourou sur les bords des routes! 

Le King’s Canyon s’est creusé au fil du temps dans des roches rouges âgées de 400 millions d’années. Le paysage est à couper le souffle. Là où les blocs se sont effondrés, les falaises sont taillées comme à la hache, formant des précipices dont on nous déconseille de nous approcher à plus de deux mètres. Les couches de sédiments qui ont formé les roches du canyon sont visibles à l’oeil nu et donnent à chaque rocher l’apparence d’un mille-feuilles de grès orangé. Au fonds du canyon s’est développé un véritable oasis de verdure et de points d’eau grâce auxquels vivent 600 espèces de plantes et de nombreux animaux endémiques. Un peu plus loin la surface a été taillée par le temps en de véritables dômes de pierre qu’on appelle The Lost City et entre lesquels nous avons cheminé émerveillés, dans le soleil de fin d’après-midi. Pour le clan aborigène des Luritja, ces dômes sont habités par les esprits des anciens hommes Kuningka qui venaient déjà en ce lieu sacré pour réaliser leurs cérémonies autour des points d’eau.

Point d’eau dans le King’s Canyon
Point d’eau dans le King’s Canyon

Nous poursuivîmes notre route vers le coeur du Red Center, vers LE lieu sacré des Aborigènes: Uluru. Le fameux rocher ou mont rouge que l’on voit sur toutes les photos d’Australie.

Les Aborigènes font partie de ces peuples indigènes, descendants des premiers peuples et qui ont gardé leurs pratiques et coutumes “primitives” selon nos grilles de lecture de pays occidentaux. De fait, lorsque les premiers Européens ont accosté sur les côtes d’Australie, les Aborigènes y évoluaient en majorité nus, vivant de chasse et de cueillette. Ils furent donc immédiatement comparés à nos ancêtres préhistoriques eux aussi chasseur-cueilleurs nomades. En vérité, certains groupes se sont également sédentarisés et ont développé l’élevage et l’agriculture mais les recherches récentes ont montré que ces exploitations avaient disparu rapidement au contact des premiers Européens progressant dans le pays, ce qui fit croire que les Aborigènes étaient exclusivement nomades.

Leur connaissance de la nature, faune et flore de leur milieu, est très poussée et leur permet de survivre malgré les conditions extrêmes, grâce notamment à leur “kit” qu’ils emportent toujours avec eux. Les hommes avec leurs boomerangs de plusieurs sortes, lance et gourdin pour la chasse; bouclier pour leur défense. Les femmes avec leur bâton à creuser, leurs paniers de toute taille pour la cueillette et leurs plats incurvés en bois. Ils savent quelles plantes manger à quelle saison, comment cueillir ou déterrer fruits et animaux. Cette connaissance approfondie a rappelé à Olivier et Mona les bushmen San du Kalahari rencontrés en Namibie lors de leur voyage de noces.

Au grand étonnement de nos aïeuls, l’évolution que connurent nos sociétés ne se déclencha pas chez les Aborigènes. Probablement à la fois à cause des conditions extrêmes dans lesquels ils vivaient empêchant tout foisonnement et floraison abondants de la nature et aussi de leur isolement ne permettant aucun échange avec d’autres civilisations.

Et quand les Européens arrivèrent triomphants avec leur modèle de développement idéal et leurs techniques d’exploitation agricole intensive…ils n’en voulurent pas!

Alors que nous nous approchions d’Uluru, un grand rocher s’est dessiné au loin, seul au milieu du sol plat tout autour. Nous n’eûmes aucun doute. C’était Uluru, bien qu’un peu différent des photos que nous avions vues. Il avait un air de Table Mountain au Cap, en Afrique du Sud, comme coiffé par un plateau. Raté. Ce n’était pas Uluru mais le Mount Conner également connu sous le nom d’Attila. Ce fut cependant une bonne introduction, car le Mount Conner fait partie du même ensemble rocheux que Uluru. Il fut façonné comme lui par l’érosion et son imposante silhouette en font un lieu forcément symbolique et magique pour quiconque vit à proximité.

Leur couleur varie avec le soleil du rouge au brun foncé. Depuis des millénaires, ils marquent les routes et la vie des Aborigènes. Les Aborigènes n’ont pas de livres. La terre et tout ce qu’elle contient EST leur livre. Elle leur procure tout ce dont ils ont besoin. Elle est sillonnée de chemins ancestraux qui mènent à des lieux ancestraux que les Anciens ont pratiqués et les Anciens encore avant eux ont créés. C’était au temps du Rêve. Depuis, l’histoire se transmet de génération en génération, lors de phases importantes de la vie ou de voyages. Elle s’enrichit aussi des nouvelles découvertes et des évènements importants survenus dans le clan. Pour connaître l’histoire et pouvoir vivre en bon Aborigène, il faut être patient, marcher, et attendre le bon moment et la bonne personne qui détient l’histoire. Mais une seule personne ne détient pas toute l’histoire. Souvent, il faut aller jusqu’aux tribus voisines pour la connaître entièrement. Plusieurs tribus font partie d’un même clan. Les lieux de transmission deviennent sacrés et portent l’histoire des grands évènements naturels, des grandes épreuves du groupe, des réalisations des ancêtres. Les gestes et les coutumes sont reproduits, comme les générations précédentes.

Kata Tjuta, à 50km d’Uluru mais dans le même parc national, est l’un de ces lieux sacrés. Son nom signifie “nombreuses têtes”, sans doute du fait des 36 dômes qui le composent, dessinés par le vent et l’eau. Des gorges s’y sont creusées, gardant la fraîcheur et les points d’eau qui en firent une destination régulière des Aborigènes. Les histoires du temps du Rêve liées à Kata Tjuta ne nous ont pas été transmises. Elles ne le sont qu’aux initiés. Nous avons quand même beaucoup apprécié la balade que nous y fîmes, sous 36°C. Nous n’avions jamais vu un tel paysage. Alors que nous progressions dans l’une des gorges, un dromadaire en sortit, paisiblement, descendant des dromadaires importés par les Européens pour les besoins de leurs expéditions.

Uluru quant à lui ne forme qu’un seul bloc. Mais plus l’on s’approche, plus l’on constate les marques du temps, les crevasses, les étonnantes grottes et les impacts ronds sur certains de ses flancs. Depuis l’année dernière, on ne peut plus monter sur le rocher. C’est sacré. Les Aborigènes durent pourtant se battre de longues années pour obtenir cette interdiction. Eux, n’y montent pas. Quand ils y viennent, ils restent au pied d’Uluru. C’est notamment là que se tiennent les cérémonies d’initiation des jeunes garçons prêts à passer à l’âge adulte. Jeunes garçons, hommes mûrs, anciens, femmes, chacun a sa grotte attitrée. Pendant que les anciens enseignent aux jeunes garçons, les femmes et les hommes partent en cueillette et chasser. Quelques histoires du temps du Rêve d’Uluru nous ont été partagées. Voici à quoi cela ressemble:

“Le peuple des Mala était venu du Nord jusqu’à Uluru pour tenir une cérémonie. Alors qu’ils en avaient démarré la préparation, des hommes du peuple des Wintalka approchèrent et leur proposèrent de se joindre à leur cérémonie qu’ils allaient débuter eux aussi. Les Mala refusèrent ne souhaitant pas stopper la traditionnelle cérémonie déjà entamée. Les Wintalka prirent cela comme un affront. Ils entamèrent des danses et des chants pour invoquer un mauvais esprit, Kurpany, qui se rua vers le campement des Mala. Alors qu’il avançait sur la plaine, il se transformait. Une vieille femme Mala le vit mais les autres ignorèrent ses avertissements. Kurpany fondit sur les Mala, tua plusieurs hommes, poursuivit les autres en coupant à travers la roche. L’histoire continue vers le Sud…”

La vieille femme alerteuse est devenue un large rocher, les hommes tués par Kurpany sont toujours présents dans la grotte des hommes, les empreintes de Kurpany marquent le rocher d’Uluru de l’Est vers le Sud.

En quelques jours, nous sommes devenus des privilégiés. Chanceux d’avoir vu le centre de l’Australie, d’avoir admiré les lieux sacrés des Aborigènes, d’avoir contemplé les mille teintes orangées des roches et sables désertiques et d’avoir un peu plus appris sur ce peuple mystérieux et ancestral que sont les Aborigènes.

Il nous faut désormais descendre vers le Sud en continuant à traverser ce désert qui semble sans fin.

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